La modernité ou le risque de l'aujourd'hui

Sur une gravure de Maurice Maillard

par Bernard Busser


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Qui s’interroge sur la modernité sait, à tout le moins d’où il parle : c’est d’aujourd’hui qu’on juge, en mal comme en bien, de ce qui doit être qualifié de moderne.

Que ce soit trop moderne, ou pas assez moderne, voire post-moderne, ce quelque chose est toujours mon contemporain, ou le contemporain du temps où je me place, dans l’histoire. Campé dans mon temps, je différencie l’objet de mon attention de ce qui est déjà advenu, de ce que j’appelle de mes vœux ou de ce que je refuse du plus fort de mes craintes. Même si je dis que telle forme de l’art cycladique me semble très moderne, j’arrache, d’un geste anachronique, le visage ou le corps épuré jusqu’à sa géométrie presque absolue à l’époque préhistorique de sa création pour le placer dans mon temps en regard de telle création aperçue rue de Seine ou rue Vieille-du-Temple.

Convoquer dès lors un artiste contemporain au sommet de son art ou de sa production – sinon au sommet de sa notoriété ! – donne une chance de toucher du doigt l’entrecroisement des fils dont est tissée la notion de modernité. À la condition évidemment qu’il s’agisse d’un vrai créateur, non d’un des nombreux épigones dont fourmillent les galeries, laboureurs infinis d’un recoin de Cézanne, répétiteurs inlassables d’un motif saisi chez un grand, nains besogneux piochant la veine ouverte par un autre.

C’est rendre justice au graveur et peintre Maurice MAILLARD que de l’élire ici comme moderne à interroger. Dans l’imposante œuvre gravée qu’il ne cesse d’enrichir à côté de sa peinture, j’ai retenu l’ombre n’abolit pas la lumière, une gravure de 2007.

GRAVURE

La reproduction rend imparfaitement compte de la taille exacte de la gravure (33cm x 33cm) comme du blanc de la feuille qui la cerne. Quand elle est exposée, on ne voit d’abord de loin qu’un carré noir marqué de deux ou trois taches de gris plus ou moins sombre. Soulages et quelques autres nous ont habitués au chant du noir et on se dit d’abord que c’est une variation très moderne sur le noir.

A mi distance, on voit tout à coup une sorte de sous-bois, qui paraît tiré du coin d’une gravure de Gustave Doré : sous les pieds du petit Chaperon rouge et du loup en conversation dans la forêt, des branchages, des flaques d’eau ou de lumière, comme un sentier qui divise vertica-lement le carré en son milieu, avec deux zones claires qui font croire à un rayon de jour, en haut qui se reflèterait dans une flaque en bas : pas assez moderne, alors ?

A y regarder enfin de très près, on remarque qu’on est en fait très loin du dessin gravé au burin par Doré : dans cette eau-forte, rien n’est dessiné. Là où l’œil a reconstitué tout à l’heure des formes du monde, rien que des épaisseurs d’encre, les reliefs inversés du cuivre creusé par l’acide, un jeu de formes pures et une trame qui ne parle de rien d’autre que d’elle-même. Toute référence figurative a cessé, nous laissant un peu penauds d’avoir trop vite plongé dans la rassurante et vieille mimésis avant même que de nous laisser bousculer par ce qui est sans doute le vrai message de l’œuvre, cette fois bien moderne. Et moderne, tout court !

C’est un des traits de l’œuvre de Maurice MAILLARD de se situer exactement dans l’entre-deux séparant l’inspiration de l’aspiration ; ses références comme ses sujets puisent dans une inspiration du même ordre que celle des maîtres anciens et la nature, ses formes et ses surprises, y tient une large place. Mais l’exigence moderne de créer une œuvre nouvelle s’y traduit par une aspiration du spectateur projeté comme à son insu dans autre chose. L’œuvre lui offre une vision surprenante, déroutante, à proprement dire insolite du même monde que celui où il vit. Mais le regard s’est fait plus lucide, loin de toute magie fallacieuse et de tout enjoliveur.

Ainsi la modernité nous plonge-t-elle aujourd’hui dans un monde désenchanté. Il fut sans doute un temps où la modernité était l’enchantement : les temps modernes ont commencé avec l’imprimerie, la découverte de l’Amérique et la résurgence des textes antiques dans toute leur native verdeur ; mais la magie a peu duré : la fin de la Renaissance est sinistre… La même courbe peut se lire dans un certain nombre de mouvements artistiques du 20ème siècle où l’innovation et la provocation inouïes retombent ou s’exacerbent à en mourir. Peut-être pouvons-nous croire à quelque lucidité aujourd’hui, d’avoir cédé à ces leurres et d’en être revenus.

Notre modernité en effet, celle de l’œuvre qui nous intéresse, fait référence au passé de l’art, et même d’une certaine manière à toute l’histoire de l’art : on ne peut plus aujourd’hui se bercer du mythe de la table rase ou de l’innovation pure. La technique de la gravure, même quand elle s’essaie aux matériaux nouveaux et aux solvants chimiques issus du pétrole n’ignore pas les références obligées des maîtres anciens.

L’Ombre est imprégnée des techniques anciennes qu’elle dépasse. Elle intègre en même temps les acquis de l’abstraction : si on ne se laisse pas happer par les évocations végétales ou paysagères que la gravure peut susciter, il y a un jeu de formes pures, d’épaisseurs pour elles-mêmes et de rimes intérieures qui font tenir l’œuvre en une puissante unité, même si les bords tranchent net les lignes qui s’en échappent.

La modernité de cette gravure tient à cet entrecroisement d’apports connus et d’une forme nouvelle, à une manière de figuration déjouée. La grande œuvre est précisément celle qui parle de son temps, à son temps et, du même mouvement ouvre sur l’inconnu à venir. Elle résiste à tout embaumement car elle est la vie. Par le jeu des mots qui l’accompagnent, qui sont plutôt des sortes de poèmes, de haïkus, que des titres, c’est un autre jeu de sens qui s’ajoute sans contraindre ou limiter.

La force de l’oeuvre de Maurice MAILLARD, dans un classicisme dont elle se réclame à sa manière – en dire moins pour en faire entendre plus, ouvrir sur un au-delà sans référence – réside peut-être dans la maturité d’une modernité équilibrée : de même que l’âge adulte a quitté les enchantements naïfs de l’enfance mais trouve sa vigueur dans l’affrontement du réel qui résiste et fait endurer, la modernité de Maurice MAILLARD est celle d’une lucidité tragique au point nodal de la représentation et de la non-figuration pour donner à voir ce qui est là, ce qui advient et ce qui résiste pour que vive l’esprit.

Bernard BUSSER

Texte de Henri Charras du 2 octobre 1986

Henri Charras, collectionneur d'art contemporain et ami du peintre Jean Degottex



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En aucune façon Maurice Maillard ne se soucie d’originalité. Jamais il n’hésite à nommer les maîtres qu’il admire et les musées qu’il fréquente. Au premier degré on pourrait dire que s’il est original c’est presque malgré lui.

Cependant, à la réflexion, la singularité vient de ce que l’artiste ne recherche nullement les tics, les trucs et les recettes. Tout au contraire il va au plus profond, à l’esprit qui pousse les grands dans le moment même de la création, en dehors de toute fioriture, de toute anecdote.

Chez Maillard les moyens d’expression se réduisent le plus qu’il est possible. Le collage d’une plaque de métal trouvée le long du chemin, quelques traits à l’aide d’une brosse, quelques inclusions de papier doré ou argenté, des griffures plus ou moins marquées dans la surface. Toute forme et tout formalisme ont disparu : le discours à l’état brut.

Entre les griffures, les traits et les collages le fond blanc (ou noir encore) nous dit l’espace. Un espace en gestation : peut-être celui d’avant la genèse, d’avant que la lumière soit.

Peinture qui pose une interrogation. La plaque oxydée ramassée, comme cueillie le long du chemin nous remet en mémoire cette pierre blanche dont parle l’ Ecclésiaste : Heureux celui qui la trouve et l’emporte dans sa maison, le royaume des cieux lui est ouvert.

De leur côté les griffures nous interrogent sur l’innombrable qu’elles nous suggèrent, en dehors de toute préméditation.

Et les traits faits à la brosse – plutôt que traits, balayages retenus, contenus - qui n’évoquent aucune image, soulignent et accentuent le passage de l’innombrable à l’infini en même temps qu’ils nous proposent de rencontrer ce torrent aux eaux boueuses mais aux sources claires dont parlait jadis le grec Héraclite.

Henri Charras

2 octobre 1986