De la gravure
Le goût du métier et du métal, une sensibilité prononcée pour les odeurs de vernis, d’huile, d’acide, d’encre… pour la diversité, le grain et la main des papiers… ne sauraient totalement justifier l’estampe sans risquer d’être considérés comme la perpétuation d’une tradition en opposition à la notion de progrès chère à notre civilisation.
Mais, on le sait, il n’y a pas de progrès en art, philosophie, et science, seules les techniques évoluent. L’évolution de la gravure l’a libérée des contingences de la reproduction, elle est désormais autonome. Libre et solitaire.
Choisir aujourd’hui la gravure comme un mode d’expression à part entière, implique l’exigence d’un résultat plastique propre qu’aucune autre technique ne pourrait offrir : la gravure n’est pas reproductible autrement que par elle-même. La pratique de la gravure (de l’estampe) correspond, plus qu’à un désir de tradition, à un rapport au monde, à une philosophie et une poétique dont les mobiles sont à chercher en amont des techniques, dans son principe même et dans le sens du mot, des mots.
Graver. Simple et d’évidence naturelle, l’incision est un geste trop anodin pour intéresser historiens et philosophes alors qu’il préside directement ou indirectement à grand nombre d’activités et de fabrications. Son étude mettrait à jour la généalogie d’une invention qui prend sa source aux confins de l’histoire de l’humanité. Là, où l’animal devint homme puisqu’il semblerait que seul l’homme incise volontairement. L’acte de graver est, comme le langage, propre à l’humanité. Les grottes gravées, les os et pierres incisés de traits parallèles régulièrement espacés témoignent nettement d’une volonté de communiquer, de comprendre, de dénombrer, de mesurer. Déjà la gravure native se place sous le signe du multiple, de la connaissance, de la transmission et de l’émotion face au réel. Graver, c’est prendre langue.
De l’incision, sont nés : figuration, symbolique –il est possible que la gravure rupestre ait précédé la peinture, peindre viendrait de entaille en indo-européen - écriture, bas-relief, sculpture, puis par voie de conséquence estampage et empreinte, imprimerie, gravure, photographie, cinéma, informatique (« icône, gravure, incise »…traces ancestrales …). Il en résulte un allègement progressif des supports, une complexification des outils. L’évolution contraindrait-elle à l’abandon de la matière au profit d’une complication des modes de communication ?
Entre la grotte et le virtuel, l’estampe conjugue à mi-parcours matière et sens, densité et légèreté. Du côté de la grotte, la matrice, du côté du virtuel, l’empreinte. La gravure incise la permanence de la matière. L’estampe est transfert. La matrice est instance, l’épreuve est dévoilement. Graver, c’est se situer volontairement dans l’entre-deux, dans l’intervalle de la matière et du signe, entre incision et écriture, entre le minéral et le vivant, dans l’espoir d’unité.
Graver, d’étymologie incertaine, oscille entre le grec et l’allemand, entre la clarté de l’écriture (graphein) et l’obscurité de la tombe et du creusement (graben). Ecrire et creuser, un même acte, un même sens. Du grec, graver sert le sens, la langue, le texte, dont la proximité avec l’estampe est historique et permanente. De l’allemand, les glissements de sens obligent à creuser… On creuse pour : chercher un trésor, une nourriture, une issue… cacher un secret, un trésor, enterrer un mort… planter un arbre, un signal, une clôture, un édifice… évider, faire un trou (une lumière)… comprendre, trouver la vérité…Creuser suppose résistance, désir, volonté, investissement du corps. On ne creuse jamais sans raison, on ne grave jamais sans raison.
Que veut exhumer, ensevelir, planter, édifier, comprendre le graveur ? Au bord de quel creux originel ou ultime se tient-il, à quelle résistance s’oppose-t-il, à quel corps à corps se livre-t-il ?
Creuser, descendre dans les profondeurs est le contraire de gravir. Graver/gravir. La béance, le vide du e renvoient en miroir à la verticalité, à l’érection du i. Le graveur en creusant cherche à gravir. Il a besoin de la surface pour créer de la profondeur et prendre de la hauteur. Comme le poète, il pratique l’oxymore et appareille les contraires.
Quelle qu’en soit l’étymologie, graver revient à clarifier l’obscur. Le sujet et l’objet de la gravure sont unique et le même : le noir de l’origine et l’obscurité de la langue -le noir de l’encre en serait la mémoire, la trace- L’obscurité est à l’œuvre chez de nombreux graveurs (Seghers, Rembrandt, Piranèse, Goya, Picasso, Morandi, Soulages, et bien d’autres), ils rayent, grattent, gravent jusqu’au noir, jusqu’à la perte de l’évidence du réel ; jusqu’au noir originel, puis, du creux du noir naît la lumière. La nuit engendre le jour. Le graveur est un guetteur d’aube.
La gravure, l’estampe, sont métaphore de l’engendrement, «papier amoureux, matrice, lange, berceau»… C’est toujours de désir, d’origine et de reproduction qu’il s’agit. Désir d’origine et d’engendrement, Eros préside aux cérémonies de la gravure : bains, caresses, griffures…alliance du sec et de l’humide, du dur et du tendre, du chaud et du froid, de l’eau et du feu, du sucre et de l’acide…La gravure désire, c’est à dire au sens premier, regrette une absence. Quelle absence ? Quel manque la gravure cherche-t-elle à combler ? Vers quoi, vers où se porte-t-elle ? L’estampe est émergence d’un à-venir. L’estampe est autant dessein que dessin, « comme si le dessin était déclaration d’amour destinée ou ordonnée à l’invisibilité de l’autre… » (Jacques Derrida).
De dimensions souvent modestes, l’estampe ne s’offre pas avec ostentation à la contemplation collective, elle accompagne chacun sur des chemins intimes à la découverte de l’instance des choses face au silence de l’horizon et au murmure de l’espace. L’espace du graveur est son champ de métal poli, miroir qui ne réfléchit que la profondeur de ses tailles. L’estampe est l’horizon de la gravure.
Pratiquer la gravure aujourd’hui, interroger la gravure, c’est se placer volontairement hors des modes et des ruptures, dans l’omniprésence du temps et l’universalité de la matière, dans le fondamental et le dérisoire, dans l’économie des moyens et des artifices, dans la permanence de l’obscure clarté, dans la sagesse déraisonnable de l’application et de la transgression de règles imposées par les matières d’œuvre, dans la gravité du jeu, dans l’engendrement du même qui n’est jamais le même, dans une sensibilité inaltérée au lieu du monde et à l’horizon de l’infini.
C’est, à la manière d’Archimède, tracer du doigt dans la poussière les figures de l’énigme.
Maurice Maillard
Texte publié dans "Nouvelles de l'estampe" N° 189. Juillet-Septembre 2003
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